Le développement du numérique est-il (réellement) affaire de génération ?

Pas une conférence, pas un livre où la solution ne soit pas toute trouvée pour mettre en œuvre une culture du digital dans l’entreprise : il suffit d’embaucher des jeunes et de les mettre à la barre et hop ! Toute l’entreprise se met à surfer sur Twitter en tête des classements. Si nous ne pouvons qu’encourager les entreprises à embaucher plus de jeunes, force est de constater cependant que la vision commune sur les « digital natives » induit le monde de l’entreprise en erreur. Pire, elle tend à mettre les générations plus âgées à l’index, ce qui n’est pas forcément une idée géniale dans un pays ou, volens nolens, l’âge moyen des citoyens est de 40 ans. Malgré les nombreuses tentatives des uns et des autres, les articles éclairés des sociologues et aussi de quelques professionnels soucieux de vérité et de méthodologie, le mythe des digital natives a la peau dure et les mentions péremptoires d’une supposée supériorité des « milléniaux » dans ce domaine sont légion. Deux scientifiques, un Belge et un Français reviennent chacun à leur manière, sur le phénomène… pour le battre en brèche.


Yann Gourvennec a lancé un débat au tout début 2011 sur ce sujet. Études à l’appui, il y démontrait , d’une part, le manque de faits pour supporter la théorie de la génération Y experte des technologies. D’autre part, dans une analyse plus personnelle, il relevait que ce mythe était probablement une projection des adultes, de leurs craintes et de leurs phobies sur l’autre…. et notamment cet autre venu le remplacer un jour, comme c’est le sort immuable des vieilles générations poussées vers la sortie par les plus jeunes, depuis la nuit des temps. Dans une vidéo découverte au détour d’un commentaire sur LinkedIn , un débat entre Mario Asselin (un professeur et blogueur du Canada) et le professeur Casilli , de l’école des hautes études économiques et sociales (EHESS), ce dernier soulevait les points suivants :

Anecdotes contre statistiques

« A chaque fois qu’on est confronté aux digital natives, on a droit à des anecdotes » dit en substance, le professeur Casilli. Or, le problème des anecdotes, pour sympathiques qu’elles soient, est qu’elles agissent comme des preuves alors qu’elles n’en contiennent pas. Elles sont, en effet, toujours orientées vers le particulier. Dans le cas de l’anecdote citée au début de la vidéo, il y a par exemple un mélange entre apprentissage en général et expertise informatique (ici l’apprentissage scolaire linguistique).

Données existantes

Un nombre considérable d’études a été rassemblé depuis 2007, qui montrent que quand on regarde les statistiques, on voit que les digital natives n’existent pas (voir encore ci-dessous le travail du professeur Folon), ou plutôt qu’il s’agit d’une génération stratifiée d’un point de vue social. Schématiquement, le professeur Casilli fait remarquer que l’on peut dire que les moins favorisés ont un usage plus utilitaire des nouvelles technologies, les plus aisés, un usage davantage exploratoire. Dans chaque génération il y a des stratifications et ce n’est pas une question de compétence informatique, souligne le professeur Casilli ; en l’occurrence les plus défavorisés ne sont pas moins doués en informatique. En conclusion, « on ne peut pas dissocier génération, usage et socialité, et d’autre part, les générations sont à voir comme une pluralité d’acteurs. »

Historicité du concept

Dès 2001, ces « digital natives » (terme inventé par Marc Prensky) font partie de la littérature de management. Or, dans les années 90, on a eu les « Internet Children » et dans les années 80, les « computer kids ». Ces dénominations ont coïncidé avec l’avènement des différentes générations d’ordinateurs. On a donc, au fur et à mesure du temps, imaginé que les jeunes avaient une prédisposition naturelle à l’usage des ordinateurs, peut-être due au fait que les premiers ordinateurs ciblaient les jeunes populations et qu’il fallait faire coller la réalité à la légende. Si les digital natives existaient bel et bien, précise le professeur Casilli avec facétie, « ils existent donc depuis 20 ou 30 ans ! », on ne peut donc se limiter à la génération de l’année 2000, les fameux « milléniaux ». « Si je dois me considérer moi-même, à 40 ans, comme un digital native, cela n’a donc plus de sens » a conclu le professeur Casilli avec humour.

Mais comme le fait remarquer fort justement Estelle Bouillièrce à la fin de l’interview, le problème de base vient de la définition elle-même du « digitale native ». Comme dans tous les mythes d’ailleurs. Hercule peut exécuter tous les travaux d’Eurysthée car il est un « demi-dieu » par exemple ; cette définition de base, l’être supérieur à l’homme et légèrement inférieur au Dieu, rend possible les exploits surhumains du héros mythologique. Il en va de même de nos « digital natives », une dénomination qui – comme vu plus haut – n’a pas grand-chose à voir avec la réalité.

C’est à cet endroit que le travail du professeur Folon vient à notre rescousse, avec une monographie brève et percutante sur ce phénomène des digital natives et la façon dont il a été traité dans la littérature. En voici ici un bref résumé ; puis le document in extenso lui-même.

  1. D’un point de vue intuitif, et sur la base de ce qui transparaît des études menées sur ce sujet depuis quelques années, on sent bien qu’une génération nouvelle existe, dont les caractéristiques sont particulières. Et pourtant, il en est ainsi de toutes les générations. De tout temps, on a eu l’impression que plus rien ne sera comme avant. Et pourtant…
  2. Mythe ou réalité ? Les analyses de la génération Y manquent souvent de mise en perspective. Or, un peu de recul montre plus de convergence que de différence entre générations et démontre quelques clichés « érigés en dogme » (les jeunes n’ont plus d’horaires etc.).
  3. Les nombreuses définitions de la génération Y : malgré les apparences, la définition du concept de génération Y est très vague. On dénombre au moins 26 vocables qui sont censés représentés cette génération. Autant dire aucun ! De même, la période recouverte par cette génération, selon les études, va de 1974 à 1994, ou de 1990 à 2000. De nombreuses variations entre ces deux extrêmes existent. « Ceci prouve la faiblesse des bases méthodologiques » de ces études, selon le professeur Folon.
  4. Les caractéristiques de la génération Y : les études sur ces sujets sont encore une fois divergentes et les caractéristiques énoncées critiquables et critiquées (et les bases méthodologiques faibles). Ceci est d’autant plus grave que certains de ces travaux sont « même proposés comme moyens de recruter de nouveaux étudiants ».
  5. Les caractéristiques de cette génération sont-elles crédibles ? Les différences culturelles énoncées sont moins caricaturales que celles qui circulent tant dans la littérature scientifique que populaire ». Se pose ensuite la question de savoir « pourquoi cet acharnement à essayer de nous convaincre » du poids de cette génération – pourtant mal définie – dans un changement sociétal. L’auteur en déduit qu’il s’agit de la désignation d’un coupable (bouc émissaire) comme signe d’une résistance au changement de la part des dirigeants et managers (ce que Yann Gourvennec avait souligné précédemment dans son article de façon intuitive dans sa critique du rapport Robson).
  6. Nous sommes tous la génération Y ! Le professeur Folon en arrive à la même conclusion que le professeur Casilli, en ce sens que nous sommes tous concernés par les changements sociétaux et organisationnels – indéniables quant à eux – et que si une génération Y existe objectivement, il n’y a pas de rapport de cause à effet entre cette génération et ces changements. Le véritable problème de la résistance au changement et son adaptation n’a donc rien à voir avec l’âge.

En conclusion

Concluons enfin en tant qu’enseignants, intervenants et aussi employeurs de nombreux stagiaires, apprentis et jeunes professionnels, que nous n’observons pas, sur le terrain, de lien entre l’âge de la compétence informatique. Celle-ci serait plutôt le résultat d’aptitudes mentales et affectives (goût pour l’informatique) et d’aptitudes professionnelles (apprentissage des matières informatiques).

Nous n’avons pas assez d’éléments pour étayer les remarques du professeur Casilli quant à la différence sociale liée à la compétence informatique. On peut aussi poser l’hypothèse que le biais, introduit par l’environnement social dans la participation aux études supérieures, impliquerait une corrélation naturelle entre classes favorisées et compréhension de l’informatique si cette appartenance est liée à l’entrée dans une classe de cet enseignement supérieur.

3 Replies to “Le développement du numérique est-il (réellement) affaire de génération ?”

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